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Le FRISSON QUI MONTE, QUI MONTE

De drôles de vidéos voient le jour sur YouTube
depuis quelques années. On y regarde des amateurs expérimenter des bruits hypnotiques face caméra.
Le phénomène hérisse les poils, lentement mais sûrement, d'internautes de plus en plus nombreux.

ASMR, le mot est pour l'instant réservé aux initiés. Le sigle demeure bien obscur pour le commun des mortels. L'appellation, apparue en 2010, signifie Autonomous Sensory Meridian Response, soit « réponse autonome sensorielle méridienne ». Un simili-jargon scientifique formulé par des internautes pour décrire une sensation encore très largement ignorée.

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« Extase sensorielle », « massage cérébral » ou « orgasme senso-auditif » donnent une idée plus précise de ce qui se cache derrière les quatre lettres. La « réponse » en question est un état de relaxation intense ressenti par une partie de la population à l'écoute de sons doux ou répétitifs. Un frisson qui chatouillerait d'abord l'arrière du crâne avant de se répandre comme de l'électricité statique le long de la colonne vertébrale, parfois jusque dans les membres.

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Sensoriel, sans être sexuel

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C'est en échangeant sur des forums de discussion que des internautes découvrent, à partir de 2007, qu'ils ne sont pas seuls à être parcourus d'une sensation quasi-euphorique face à certains sons. Ils partagent pour la première fois une expérience qui n'était jamais sortie de la sphère de l'intime. Leur trouvaille mérite un nom. Très attentive à éviter toute connotation sexuelle, la petite communauté virtuelle s'accorde en 2010 sur le terme sibyllin d'ASMR. Une façon de draper de sérieux une expérience exempte de vraie conclusion scientifique (voir à droite). « Orgasme » est remplacé par « méridien », plus neutre.

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Le premier visionnage d'une vidéo ASMR s'avère déconcertant. Dans la grande majorité des vidéos, des personnes face caméra chuchotent à grand renfort de bruits de bouche, caressent amoureusement le micro, manient des objets d'une façon tout à fait inhabituelle… La comparaison avec un genre de fétichisme sexuel est très vite faite.

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Les médias continuent d'ailleurs d'évoquer massivement l'« orgasme cérébral » pourtant décrié chez les adeptes de l'ASMR. « Bien sûr, il y a quelque chose d'intime dans le chuchotement, on ne chuchote pas à son patron. Je peux comprendre cette notion-là, au second degré. Mais il ne faut pas que ça dérive systématiquement là-dessus », se désole Doriane, 36 ans, créatrice de la chaîne NyxiaASMR. La vulgarisation réductrice qui est souvent faite par les médias explique peut-être en partie que le phénomène ne dépasse pas la sphère de YouTube.

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Une niche poétique sur YouTube

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Un peu de curiosité suffit pourtant à passer ce premier cap embarrassant et à nous familiariser avec le monde étrange et foisonnant de l'ASMR. Même si la sensation de picotements n'est réservée qu'à un groupe d'élus, la démarche mérite tout de même de nous arrêter un instant. Les ASMRtistes, comme ils s'autodésignent, redoublent d'inventivité pour susciter le fameux frisson. Ici, l'enrobage prime sur le message. Tout, dans ces vidéos amateures, est réalisé avec application : on y bouge, articule et manie des objets avec le plus grand soin.

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C'est une bulle étrange de YouTube, et fascinante. Fascinante de créativité et de fantaisie. Parmi les 5,2 millions de vidéos dédiées à ce seul genre, on trouve de tout. Jeux de rôle farfelus, contenu à tendance ésotérique, réalisation léchée ou amateurisme flagrant…

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Doriane propose par exemple sur sa chaîne un contenu très travaillé, à « tendance existentielle ». C'est ainsi que la trentenaire souhaitait apporter sa pierre à l'édifice. « Les maquillages, les roleplays et tout ça, c'est pas trop mon truc. Je n'y suis d'ailleurs pas sensible. » Elle préfère donc s'enregistrer, sans apparaître à l'écran, pour parler de thèmes qui l'intéressent, en effectuant un travail de recherche important en amont. Les vidéos ASMR sont une source inépuisable d'étonnement et de divertissement, même pour qui ne serait pas enclin à l'engourdissement qu'il procure.

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Sur les forums, les groupes Facebook, les personnes actives de la communauté partagent infatigablement leurs trouvailles en matière de sons relaxants. Leur dévouement sincère en fait la cible privilégiée de moqueries plus ou moins bienveillantes, comme tout groupe un peu geek. D'autant plus que l'objet de leur recherche apparaît incongru et insignifiant aux yeux de beaucoup de non-initiés.

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« La curiosité de la plupart des gens s'arrête dès le moment où ils constatent qu'ils n'y sont pas sensibles. Je peux comprendre qu'on ne s'attarde pas plus longtemps », concède Doriane. Sans être sensible à l'ASMR, on peut toutefois être interpelé par la nature poétique du projet des ASMRtistes. Ils traquent sans relâche des situations a priori banales, capables de nous transporter hors du quotidien. En plus d'être des « passeurs de relaxation », ils renouvellent la démarche du YouTuber. En amateurs, ils essaient de nous faire vivre des expériences intenses et différentes. La sorte de création débridée à laquelle ils s'essaient est du jamais-vu à l'échelle d'une communauté aussi étendue.

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Une tendance sous-estimée

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L'impopularité prétendue de l'ASMR n'est que la face visible de l'iceberg. Derrière les moqueries et l'incompréhension, émerge un réel engouement. En septembre 2016, YouTube publiait un communiqué de presse expliquant que la mention « ASMR » dans la barre de recherche avait augmenté de 200 % entre 2014 et 2015. Visionnées aux quatre coins du monde, certaines vidéos très populaires ont enregistré plus de

16 millions de vues.

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Difficile de quantifier autrement qu'en nombre de vues un phénomène encore peu abordé ouvertement. La pratique reste mal assumée chez beaucoup d'utilisateurs. Alors, la popularité croît en cachette. Mais l'engouement est hautement contagieux. Les petites chaînes fleurissent de façon exponentielle. Tandis que l'écosystème grandit et grandit, ses ramifications se diversifient de façon inattendue. Dernier retournement de situation en date : des chaînes répondant au doux nom d'ASMRotica proposent des expérimentations sonores pornographiques, destinées à stimuler l'excitation sexuelle.

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Preuve, s'il en est, de l'inventivité vigoureuse d'un phénomène prêt à bousculer tous les genres. Déclinable à l'envi, l'ASMR n'a pas fini de nous surprendre. La communauté attend encore les conclusions scientifiques, qui peut-être, la propulseront à des hauteurs méridiennes.

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Clara Delente

Quand la science s'en mêle

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L'ASMR est-il plus qu'une bulle de savon vouée à disparaître ? Les scientifiques américains ont en tout cas déjà commencé à s'y intéresser. Trois études ont été publiées à ce jour et d'autres sont en cours. Petit tour d'horizon des hypothèses émises sur le sujet.

 

- L'ASMR aurait des effets thérapeutiques. L'étude de Barratt et Davis, parue en mars 2015 et réalisée sur un échantillon de 475 volontaires, lance des pistes en ce sens. 82 % des interrogés indiquent utiliser les vidéos pour trouver le sommeil, 70 % pour gérer leur stress. Les données obtenues illustrent également des améliorations temporaires dans les symptômes de dépression et de douleur chronique.

 

- L'ASMR serait une forme de transe. Encore une fois, ce sont les deux psychologues qui formulent cette hypothèse. Pour eux, l'état obtenu ressemble au flow, tel qu'il est décrit en psychologie positive. L'ASMR induirait un état de concentration intense et une conscience diminuée du passage du temps.

 

- Il existerait un « type » spécifique d'individus sensibles à l'ASMR. La deuxième étude, réalisée auprès de 22 personnes par Smith et Fredborg, avance que « l'ASMR pourrait refléter une capacité réduite à inhiber des expériences sensorielles et émotionnelles qui sont supprimées chez la plupart des individus ». Plus récemment, les deux psychologues ont publié une troisième étude se concentrant sur les traits de caractère. Une plus grande ouverture à l'expérience et une propension au neuroticisme (la tendance persistante à l'expérience des émotions négatives) sont ressortis comme deux traits proéminents de la personnalité des personnes sensibles à l'ASMR.

 

- L'ASMR serait un frisson musical. Tout comme lors de l'écoute d'une musique qui nous touche, l'ASMR pourrait libérer de la dopamine dans certaines aires du cerveau. Un processus qui ferait intervenir le système de récompense, actif dans ses zones profondes.

 

- L'ASMR améliorerait l'humeur. La sensation pourrait conduire à une sécrétion de sérotonine, autre neurotransmetteur impliqué dans la régulation du rythme circadien (horloge interne) et qui joue un rôle sur l'humeur. 80 % des personnes interrogées par Barratt et Davis affirment ressentir un effet positif sur leur humeur.

La France a quelques années de retard sur les Etats-Unis en matière d'ASMR. Cette vidéo d'une ASMRtiste qui commente les productions de ses pairs donne une idée de la diversité fantaisiste du phénomène ASMR.

L'humoriste Augustin Shackelpopoulos se moque, assez gentiment, des vidéos ASMR, en réutilisant le vocabulaire et les codes de la communauté.

Parler la langue ASMR

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Un peu geek sur les bords, la culture ASMR utilise son propre vocabulaire. A première vue obscur, alambiqué et surtout rempli d'anglicismes (pour se faire comprendre d'un pays à l'autre), il n'est pas si sorcier à décrypter. Le percer à jour, c'est saisir une partie du mystère.

« Trigger » est le vocable suprême et incontournable ! Traduit par « déclencheur » en français, il est le mot-valise qui qualifie tous les bruits qui font frissonner. « Tingle » (picotement) est également très souvent utilisé pour annoncer la couleur et mettre l'eau à la bouche dans le titre des vidéos.

Parmi les sons à haut potentiel de guilis, on trouve, le plus souvent, « tapping » (tapotement des ongles), « scratching » (bruits de grattement), « whisper » (chuchotement) ou encore « crinkles » (bruit de froissement). On remarquera que l'anglais est bien plus évocateur et nuancé que le français en matière de sons.

Les intitulés aident également à se retrouver entre les différents types de vidéos. « Roleplay » (jeu de rôle) est l'un des plus récurrents, et peut consister au choix en une simulation de « hairdresser » (coiffeur), de « medical test » (examen médical), de « nurse » (infirmière)… « Unboxing » (déballage d'un colis), « mic brushing » (brossage de micro), « binaural » (micro binaural) sont d'autres éléments de langage incontournables dans l'idiome ASMR. Une façon très douce de réviser son anglais...

Et quand l'anglais ne suffit plus, l'ASMR emploie la langue encore plus universelle des onomatopées : « sksksk », « shhhh », « omnomnom », « ststst » sont des palabres à connaître.

Depuis quelques années déjà, des internautes du monde entier filment leurs expérimentations sonores minimalistes. Un aperçu infime de la diversité des contenus et des installations qu'on peut trouver sur YouTube.

"Trop bizarre", "super agaçant", "relaxant", "hyper malsain"... Des inconnus regardent pour la première fois des vidéos ASMR et réagissent très différemment.

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